La dématérialisation de nos vies s’accompagne d’une multiplication des actifs numériques qui constituent désormais une part significative de notre patrimoine. Photos, cryptomonnaies, comptes en ligne, domaines internet, NFT ou bibliothèques digitales représentent une valeur tant financière que sentimentale. Pourtant, 87% des Français n’ont pris aucune disposition pour la transmission de ces biens virtuels selon l’étude Ipsos-Notaires de France 2024. Face à un cadre juridique en constante évolution, la protection de ce patrimoine immatériel devient un enjeu majeur de planification successorale, nécessitant des stratégies adaptées aux spécificités des différents actifs numériques et aux défis techniques qu’ils présentent.
La définition et l’inventaire du patrimoine numérique en 2025
Le patrimoine numérique englobe l’ensemble des biens immatériels détenus sur supports informatiques ou plateformes en ligne. En 2025, cette notion s’est considérablement élargie pour inclure des actifs de plus en plus diversifiés. On distingue désormais trois grandes catégories : les actifs à valeur financière directe (cryptomonnaies, NFT, actions tokenisées), les actifs à valeur d’usage (licences logicielles, abonnements numériques, noms de domaine) et les actifs à valeur sentimentale (photos, vidéos, correspondances électroniques).
La première étape indispensable consiste à réaliser un inventaire exhaustif de ces biens numériques. Cette démarche méthodique permet d’identifier les actifs à protéger et de déterminer leur valeur approximative. L’émergence d’outils spécialisés comme DigiLegacy ou NumériHéritage facilite ce recensement en proposant des interfaces sécurisées pour cataloguer l’ensemble des avoirs virtuels. Ces plateformes offrent la possibilité de classer les actifs selon leur nature et d’y associer les informations d’accès nécessaires.
La valorisation de ces actifs constitue un défi majeur. Si les cryptomonnaies bénéficient d’une cotation en temps réel, d’autres biens comme les NFT ou les avatars personnalisés dans les métavers sont soumis à des fluctuations importantes. Selon l’étude du cabinet Deloitte publiée en janvier 2025, la valeur moyenne du patrimoine numérique d’un Français s’élève à 15 800 euros, un chiffre en hausse de 43% par rapport à 2023.
Pour établir cet inventaire avec précision, plusieurs méthodes complémentaires peuvent être employées. L’utilisation d’un gestionnaire de mots de passe constitue souvent un bon point de départ, permettant d’identifier l’ensemble des comptes en ligne. Le recours à des logiciels d’audit numérique comme DigitalFootprint permet de détecter les traces laissées sur internet et d’identifier des actifs parfois oubliés. Enfin, certaines banques proposent désormais des services de coffre-fort numérique incluant une fonctionnalité d’inventaire automatisé des actifs dématérialisés.
Cas particulier des actifs transfrontaliers
La dimension internationale du patrimoine numérique complique sa gestion successorale. Un Français peut détenir des cryptomonnaies sur une plateforme singapourienne, des NFT sur une blockchain américaine et des fichiers sur un cloud européen. Cette dispersion géographique virtuelle soulève des questions de droit international privé. La Convention de La Haye sur la loi applicable aux successions, ratifiée par la France en 2024, apporte quelques clarifications mais laisse subsister des zones d’incertitude quant à la localisation juridique des actifs purement virtuels.
Le cadre juridique français et européen pour la transmission numérique
Le droit successoral français a connu une évolution notable avec la loi du 15 novembre 2023 relative à la succession numérique. Ce texte fondateur reconnaît explicitement l’existence d’un patrimoine dématérialisé et clarifie plusieurs aspects de sa transmission. L’article 732-4 du Code civil, nouvellement créé, établit que « les biens numériques font partie intégrante du patrimoine successoral et sont transmis aux héritiers selon les règles de dévolution légale ou testamentaire, sous réserve des dispositions spécifiques à leur nature ».
Cette loi s’articule avec le Règlement européen sur l’identité numérique (eIDAS 2) entré en vigueur en janvier 2025, qui institue un cadre harmonisé pour la gestion des identités numériques et la signature électronique. Ce règlement facilite la reconnaissance transfrontalière des documents successoraux électroniques et instaure le principe de portabilité successorale des données personnelles.
Concernant les cryptoactifs, le règlement européen MiCA (Markets in Crypto-Assets), pleinement applicable depuis décembre 2024, impose aux plateformes d’échange l’obligation de prévoir des procédures claires en cas de décès d’un utilisateur. Ces plateformes doivent désormais informer leurs clients des options disponibles pour la transmission de leurs avoirs et proposer des mécanismes sécurisés pour cette transmission.
Le droit d’accès post-mortem aux comptes numériques du défunt a été considérablement renforcé. La loi de 2023 a modifié l’article 40-1 de la loi Informatique et Libertés pour préciser que les héritiers en ligne directe peuvent accéder aux contenus numériques du défunt, à condition que celui-ci n’ait pas expressément manifesté son opposition. Cette disposition s’applique même aux réseaux sociaux étrangers dès lors qu’ils ciblent des utilisateurs français.
La jurisprudence récente a apporté des précisions importantes. Dans l’arrêt « Lefèvre c/ Meta » du 12 mai 2024, la Cour de cassation a reconnu que les publications sur les réseaux sociaux font partie du patrimoine successoral moral et peuvent être récupérées par les héritiers. À l’inverse, l’arrêt « Durand c/ Apple » du 3 septembre 2024 a limité la transmissibilité des contenus acquis sous licence (livres numériques, musique) en l’absence de dispositions contractuelles explicites.
Le testament numérique, désormais reconnu par le droit français sous certaines conditions, constitue un outil privilégié pour organiser la transmission des actifs dématérialisés. Pour être valide, il doit être signé électroniquement via un procédé qualifié au sens du règlement eIDAS et horodaté par un tiers de confiance. Les notaires ont développé une infrastructure dédiée, le réseau NotaChain, permettant d’enregistrer ces volontés numériques sur une blockchain notariale garantissant leur intégrité et leur pérennité.
Les solutions techniques pour sécuriser la transmission des actifs cryptographiques
Les actifs cryptographiques (cryptomonnaies, tokens, NFT) présentent un défi particulier en matière successorale en raison de leur fonctionnement basé sur la cryptographie asymétrique. L’accès à ces actifs repose sur la possession de clés privées, séquences alphanumériques complexes dont la perte entraîne l’impossibilité définitive d’accéder aux avoirs. Selon une étude de Chainalysis, près de 3,8 millions de bitcoins seraient définitivement perdus, principalement suite au décès de leurs propriétaires sans transmission des clés d’accès.
Plusieurs solutions techniques ont émergé pour résoudre cette problématique. Le fractionnement de clés (key sharding) permet de diviser la clé privée en plusieurs fragments, chacun étant confié à une personne différente ou stocké dans des lieux distincts. Le protocole de Shamir (SSSS – Shamir’s Secret Sharing Scheme) permet de paramétrer un seuil minimal de fragments nécessaires pour reconstituer la clé complète (par exemple 3 fragments sur 5).
Les contrats intelligents successoraux (inheritance smart contracts) constituent une innovation majeure. Déployés sur une blockchain comme Ethereum ou Solana, ces programmes autonomes permettent de définir des conditions précises de transfert automatique des actifs numériques. Le mécanisme le plus courant est le « dead man’s switch » qui transfère automatiquement les actifs vers une adresse prédéfinie si le propriétaire ne donne pas signe de vie pendant une période déterminée.
- Avantages: exécution automatique, indépendance vis-à-vis des intermédiaires, personnalisation des conditions
- Inconvénients: risques techniques, complexité de mise en œuvre, absence de recours en cas d’erreur
Les services de séquestre multisignature (multisig escrow) comme Unchained Capital ou Casa permettent de créer des portefeuilles nécessitant plusieurs signatures pour valider une transaction. Cette approche peut être adaptée au contexte successoral en incluant les héritiers ou un exécuteur testamentaire parmi les signataires potentiels. En cas de décès, les cosignataires désignés peuvent alors collaborer pour accéder aux fonds selon les modalités prédéfinies.
Pour les utilisateurs moins techniques, plusieurs plateformes proposent désormais des services de gestion successorale des cryptoactifs. Coinbase Custody, Binance Inheritance ou Ledger Inheritance offrent des fonctionnalités permettant de désigner des bénéficiaires et de définir les conditions d’accès post-mortem. Ces services s’appuient généralement sur un système de vérification d’identité robuste et sur des procédures de validation impliquant la présentation d’un certificat de décès.
La sécurisation physique des informations d’accès reste une approche complémentaire pertinente. Les coffres-forts résistants au feu, les plaques métalliques gravées (comme Cryptosteel ou Billfodl) ou les capsules temporelles numériques permettent de préserver durablement les informations essentielles. Ces solutions physiques peuvent être associées à des enveloppes scellées déposées chez un notaire, créant ainsi un système hybride alliant sécurité juridique et technique.
La gestion des comptes en ligne et du patrimoine informationnel
Au-delà des actifs financiers, notre identité numérique se compose d’innombrables comptes en ligne et données personnelles dispersées sur différentes plateformes. La gestion post-mortem de ces éléments représente un défi tant technique que juridique. Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) reconnaît certains droits aux proches du défunt, mais leur mise en œuvre pratique se heurte souvent aux politiques restrictives des plateformes.
Les principaux réseaux sociaux ont développé des fonctionnalités spécifiques pour la gestion post-mortem des comptes. Facebook propose le statut de compte commémoratif et la désignation d’un légataire numérique, Google a mis en place son gestionnaire de compte inactif, et Instagram permet la mémorisation du profil. Ces options, bien qu’utiles, présentent des limitations importantes : elles sont souvent méconnues des utilisateurs (moins de 6% des utilisateurs français ont configuré ces options selon l’IFOP) et ne permettent pas toujours un accès complet aux contenus.
Pour faciliter cette gestion, plusieurs approches complémentaires peuvent être adoptées. La création d’un dossier numérique successoral constitue une première étape fondamentale. Ce document, régulièrement mis à jour, recense l’ensemble des comptes en ligne, leurs adresses d’accès et, idéalement, les identifiants associés. Pour des raisons de sécurité, les mots de passe peuvent être stockés séparément dans un gestionnaire de mots de passe comme LastPass, 1Password ou Dashlane, dont les versions premium proposent désormais des fonctionnalités de transmission sécurisée aux proches désignés.
Les services d’héritage numérique comme Eternally, DigitalWill ou LegatoDigital offrent une solution plus intégrée. Ces plateformes permettent de centraliser les informations relatives aux comptes en ligne, de définir des directives précises pour chacun d’eux et de désigner des exécuteurs numériques chargés de les appliquer. Certains services proposent des fonctionnalités avancées comme l’envoi automatique de messages posthumes ou la suppression programmée de contenus sensibles.
La lettre-testament numérique constitue un complément utile au testament classique. Ce document, sans valeur juridique contraignante mais à forte valeur informative, détaille les souhaits du défunt concernant ses différents comptes et contenus numériques. Il peut être régulièrement mis à jour sans les formalités d’un testament et contenir des indications précieuses pour guider les proches dans la gestion de l’héritage numérique.
Pour les données stockées dans le cloud (photos, documents, vidéos), la configuration d’options de partage familial constitue une solution préventive efficace. Apple Family Sharing, Google Family Group ou Microsoft Family Safety permettent de partager certains contenus avec les membres désignés de la famille, facilitant ainsi leur récupération en cas de décès. Cette approche présente l’avantage de fonctionner immédiatement, sans attendre les délais parfois longs des procédures successorales formelles.
Protection des données confidentielles
Certains contenus numériques peuvent avoir un caractère confidentiel que le défunt ne souhaite pas nécessairement partager avec ses héritiers. Les services de suppression conditionnelle comme DeleteMe ou DigitalBeyond permettent de programmer l’effacement automatique de certaines données en l’absence de confirmation périodique de l’utilisateur. Cette fonctionnalité doit être utilisée avec prudence, en veillant à ne pas compromettre l’accès à des actifs de valeur.
L’anticipation stratégique : préparer son héritage numérique dès maintenant
Face à la complexité croissante des enjeux liés au patrimoine numérique, l’anticipation devient un impératif stratégique. Attendre le dernier moment ou, pire, ne rien prévoir, expose les héritiers à des difficultés considérables pour accéder aux actifs dématérialisés. Une approche proactive permet non seulement de garantir la transmission effective des biens numériques mais aussi de respecter les volontés du défunt quant à son identité numérique posthume.
La mise en place d’une stratégie d’héritage numérique doit s’intégrer dans une démarche globale de planification successorale. La consultation d’un notaire spécialisé en droit du numérique constitue souvent une première étape judicieuse. Ces professionnels, dont certains ont développé une expertise spécifique dans ce domaine, peuvent orienter vers les solutions juridiques les plus adaptées : testament numérique, mandat posthume numérique ou clauses spécifiques dans un testament classique.
L’approche optimale combine généralement plusieurs niveaux de protection. Un testament authentique peut contenir des dispositions générales sur la transmission des actifs numériques, complétées par un document annexe détaillant les modalités techniques d’accès. Ce document, régulièrement mis à jour, peut être déposé chez le notaire dans une enveloppe scellée ou conservé par un tiers de confiance désigné comme exécuteur testamentaire numérique.
La nomination d’un exécuteur testamentaire numérique représente une solution particulièrement pertinente. Ce rôle peut être confié à une personne physique disposant des compétences techniques nécessaires ou à un professionnel spécialisé. Plusieurs cabinets d’avocats et sociétés de services numériques proposent désormais cette prestation, assurant l’interface entre les héritiers et l’écosystème numérique du défunt.
Pour les entrepreneurs numériques et les détenteurs d’actifs professionnels dématérialisés (sites web, logiciels, bases de données clients), des dispositions spécifiques s’imposent. La mise en place d’une fiducie numérique peut constituer une solution adaptée, permettant de transférer temporairement la gestion de ces actifs à un tiers de confiance chargé d’en assurer la continuité d’exploitation tout en préparant leur transmission définitive.
La question de la valorisation fiscale des actifs numériques mérite une attention particulière. L’administration fiscale française a publié en mars 2025 une instruction détaillant les modalités de déclaration des cryptoactifs dans le cadre des successions. Ces actifs doivent être valorisés à leur cours moyen constaté le jour du décès, ce qui peut poser des difficultés pratiques pour les tokens peu liquides ou les NFT. Le recours à un expert en valorisation d’actifs numériques peut s’avérer nécessaire pour éviter les contestations ultérieures.
Formation des héritiers
La transmission des connaissances techniques constitue un aspect souvent négligé de l’héritage numérique. Sensibiliser ses proches aux bases de la cybersécurité et à la gestion des actifs numériques augmente considérablement leurs chances d’accéder effectivement au patrimoine transmis. Certaines plateformes comme CryptoHeirs proposent des modules de formation spécifiquement conçus pour les héritiers potentiels de portefeuilles de cryptomonnaies.
La mise en place d’un audit numérique régulier permet de maintenir à jour l’inventaire des actifs dématérialisés et d’adapter la stratégie de transmission en fonction de l’évolution des technologies et du cadre juridique. Cette démarche préventive, idéalement réalisée annuellement, garantit l’efficacité des dispositions prises et limite les risques d’obsolescence des solutions choisies.
La protection du patrimoine numérique s’inscrit désormais comme une dimension incontournable de toute planification successorale moderne. En combinant anticipation juridique, solutions techniques adaptées et sensibilisation des proches, chacun peut assurer la pérennité de son héritage dématérialisé et éviter que ses actifs virtuels ne se transforment en patrimoine fantôme, techniquement existant mais pratiquement inaccessible.
